Scruté de près, ils perdent une partie d’eux-même, de leur humanité en quelque sorte. Une analyse anthropologique de cette situation révèle des conséquences plus qu’inquiétantes pour le Bakas et le monde en général si rien n’est fait.
C’est une Lapalissade de dire que les pygmées en général se nourrissent désormais de tout ce dont vivent les bantous. C’est également pareil lorsqu’on affirme que ceux-ci pratiquent la chasse, la pêche et la cueillette. Ils le font aujourd’hui comme l’ont toujours pratiqué leurs ascendants. Toutefois, à l’occasion d’une enquête menée du 02 au 06 février 2021 auprès des Bakas de Lomié avec le concours de Rainforest journalism, une Ong spécialisée dans le traitement des questions d’environnement en lien les forêts humide dans le monde, il est fort étonnant de remarquer que les changements opérés dans la tradition culinaire de ces populations autochtones pourraient bien être leur « tombe ». On assiste en effet à une véritable mutation qui va jusqu’à menacer la richesse spirituelle des Bakas qui subissent au passage les affres de la destruction de leur espace vital (la forêt), eux qui doivent dorénavant combiner avec les bantous.
Ouverts désormais au monde, les Bakas sont surexposés aux produits manufacturés qui s’ajoutent à leurs traditionnelles viandes de brousse et autres produits forestiers non ligneux (Pfnl). Sur la liste non exhaustive des produits de consommation de ces hommes de petite taille, figurent désormais le pain, le beurre, le chocolat, le lait artificiel (pour les bébés surtout), les boissons gazeuses, le riz et particulièrement l’alcool. Ce dernier produit n’est pas inconnu chez les pygmées puisqu’ils en ont toujours consommé, expliquent les chercheurs en science sociale. Noël Eleh, enseignant et diplômé de sociologie note qu’ « on constate que ces hommes sortent de plus en plus de leur milieu naturel. Ils se retrouvent parmi nous. Pour vivre, et pour consommer les produits que nous avons sur place, ils sont obligés de travailler. On leur donne une petite rémunération en dehors des gibiers qu’ils peuvent prendre en brousse et venir vendre aux gens. En les vendant, ils achètent ce que nous produisons ainsi que les produits manufacturés ». Seulement, « quand ils descendent ici, ils s’adonnent tellement à la consommation des whiskies en sachet », ajoute sieur Eleh Noël.
Ce qui n’est pas sans conséquence puisque des cas de carie dentaire ont été répertoriés en lien avec la consommation par exemple des pâtisseries, affirme le docteur Mback Cédric en service à l’hôpital de district de Lomié. Ces produits viennent rallonger la liste des facteurs qui endommagent les dents au même titre que le fait de tailler l’émail des dents ou encore de consommer plus de viande de brousse, souligne le médecin. Ces cas, bien que marginaux, sont devenus malgré tout une réalité chez les Bakas à Lomié. Les statistiques dans ce cas de figure sont faibles. On enregistre de temps en temps des cas de déparasitage, fait-on savoir ici ; encore que les Bakas ne sont pas réguliers à l’hôpital comme l’atteste Irène Azam, enseignante du primaire au campement Payo. « Ils ont des potions adaptées pour que ça ne s’aggrave pas (maux de ventre, ndlr) », affirme celle-ci.
Cependant, le phénomène qui inquiète les autorités sanitaires et les populations, et qui représente une menace réelle à l’existence des pygmées Bakas, c’est la consommation abusive d’alcool que l’on connaît également chez les populations bantoues, rappellent les Bakas eux-mêmes. Elle a des répercussions sociales énormes, indique le personnel médical. « Sur le plan social, on assiste à des débordements qui vont jusqu’à des blessures à la machette », déclare le Dr Mback Cédric. Les hommes Bakas vont jusqu’à blesser leurs femmes avec cet outil tranchant. Ce personnel de l’hôpital soutient qu’il ne se passe pas deux mois sans qu’on en enregistre. A la mairie de Lomié, on fait référence à des cas reportés par la formation hospitalière.
Dur de se nourrir !
Par ailleurs, les produits forestiers ne semblent plus suffire aux Bakas qui ont pu s’adapter à leur nouvel environnement. Le notable Nké Rémi, du village Payo situé à 25 km de Lomié, explique que « ce que tu manges ou prépare en forêt n’est pas comme celui du village ». C’est désormais une affaire de goût, dit-il.
Sur un tout autre plan, c’est une question de survie. Sandja Daniel, le second notable de Payo, revient sur l’histoire de sa sœur qui est décédée à l’accouchement et a laissé un nourrisson. Il a fallu l’alimenter au lait artificiel, dit-il. « On a fait vivre l’enfant avec le lait, et actuellement il est là », affirme Daniel Sandja. Comme quoi, tout paraît aller pour le mieux.
Mais lorsqu’on questionne le rapport au travail rémunéré avec les bantous afin de gagner un peu d’argent et s’offrir le luxe de la ville, c’est à ce niveau que le bât blesse. Traités pratiquement comme des esclaves, les Bakas ne savent plus à quel Saint se vouer. « Nos frères bantous nous piétinent beaucoup », argue Sandja Daniel. « On nous prend la journée de travail à 500 fcfa », explique l’homme d’une cinquantaine d’années. « Celui qui est gentil peut nous donner un sachet de whisky, ou préparer un peu de nourriture ou le Mbotoro (alcool de fabrication artisanale, ndlr), après il donne les 500 fcfa », lâche-t-il.
Même dans le commerce, le bantou dicte sa loi. Sa majesté Joseph Tindo, chef de village du campement Mouangue le bosquet est catégorique : « on est venu pour tromper les Bakas », déplore-t-il. Les bantous achètent généralement les noyaux de mangues sauvages (mango en langue locale) à 500 fcfa pour deux litres alors qu’en principe, il peut être vendu à 2000 fcfa, critique le chef de village. La chefferie dans son ensemble est en outre en ébullition lorsqu’on parle des produits comme le riz, le pétrole, le savon ou la sardine, vendus par les musulmans détenteurs des boutiques dans le coin et qui se font des bénéfices impressionnants. « C’est cher », lâche les Bakas réunis autour de leur autorité traditionnelle d’autant plus que les boutiquiers ne font que dans le détail afin de tirer le maximum de profit, font savoir ces populations autochtones.
Le prix de la sédentarisation
L’Etat a opté, depuis les années soixante, de faire sortir le pygmée de la forêt. Il a également développé des stratégies ou des techniques pour garder l’homme Baka au village. Rien n’évolue suivant les prévisions du gouvernement, indique certaines autorités rencontrées à Lomié. A la sous-préfecture et à la brigade de gendarmerie de Lomié, on apprend que l’Etat et des partenaires (Ong) ont mis en place des programmes et des projets visant à sédentariser ce peuple nomade à l’origine, lui qui allait jadis d’un bout à l’autre de la forêt en fonction des saisons en quête de nourriture. Seulement, ces initiatives se sont soldées pour l’essentiel par un échec. Ce qui a eu pour conséquence de plonger les Bakas dans une pauvreté extrême. Le pygmée Baka est en outre sur le banc des accusés. « Ils revendent ce qu’on leur donne pour les champs », affirme un gendarme ayant requis l’anonymat. Parmi le matériel, on retrouve les machettes, les bottes, les boutures de manioc sélectionnés, etc. Ici, on propose de sortir le Baka dès le berceau pour l’intégrer à la vie « moderne » afin d’avoir de nouveaux citoyens aptes à comprendre le mode fonctionnement actuel de l’Etat. Mais contre toute attente, ces sont les mêmes agents de l’Etat qui rappellent également que la culture Baka peut expliquer leur comportement qui consistait (et consiste toujours) à attendre tout de la forêt ; ce qui les amène à se conforter dans cette posture et à consommer les produits de la forêt sans avoir besoin soit de cultiver soit d’élever de bêtes. C’est un paradoxe qui fait des Bakas, « des voleurs ». Devant les accusations de vol dans les champs des bantous, les pygmées rejettent en bloc ces allégations. « C’est du sabotage », disent les Bakas de Payo. Pour le notable Nké Rémi, on est tenté de se demander « qui n’a jamais demandé de l’aide » ?
A contrario, ils dénoncent plutôt le laxisme de l’Etat qui peine à assumer le prix de leur sédentarisation. « Nous demandons aux Ong de nous trouver les semences de cacao », affirme Sandja Daniel du village Payo. A Mouangue le bosquet, Pascal Kokpa soutient effectivement que le projet d’investissement et de développement des marchés agricoles (PIDMA) a apporté un appui en boutures de manioc, en semences de maïs Panar et en petits matériels agricoles. Sauf que pour le conseiller, « ce n’était pas suffisant pour le village ». C’est pour cette raison qu’il appelle l’Etat à mettre à leur disposition d’autres semences comme le concombre ou l’arachide qui coûte cher, selon Pascal Kokpa ; du matériel comme des machettes, une tronçonneuse pour couper le bois, etc.
Socialisation par coups
Pendant que le Baka s’adapte au nouvel environnement qui s’impose à lui, que les outils d’adaptation tardent à prendre leurs marques, c’est « l’âme Baka » qui tend à disparaître comme la forêt qui les a vus naître. « Ce qui a changé dans la vie du Baka, c’est l’absence même de l’aliment tel que le miel », déclare Martial Somopeh. Le journaliste exerçant à Lomié qui connait suffisamment la situation des Baka, remarque que « les Bakas vivaient de la chasse, de la pêche et de la cueillette » et qu’aujourd’hui, « il devient de plus en plus difficile pour un Baka d’attraper un gibier, de faire des rites traditionnels avec la chair de l’éléphant qui devient également de plus en plus rares dans la localité ». L’homme de média met en avant la présence des stupéfiants et des whiskies en sachet qui sont à proximité des ces hommes de petite taille. C’est « le prix très abordable », qui explique leur accessibilité pour ce qui concerne les Bakas. « Beaucoup de choses ont changé dans leur alimentation au point le Baka n’est plus cet homme qui vivaient uniquement de la chasse et de la cueillette, il commence à vivre des aliments des peuples allogènes », souligne Martial Somopeh qui conclut en insistant sur le fait que ce nouveau mode alimentaire rend la vie des Bakas « difficile ».
A ce propos, « comme on ne vit plus en forêt, nous ne sommes plus habitués aux choses de la forêt », argue Sa majesté Bebelis Jean Rosselin. D’après l’homme âgé à peine d’une quarantaine d’années, les repas sont constitués de maquereaux, de manioc, de plantain et autres riz. Ici, la sédentarisation est quasi complète. Le village compte un centre de santé et de nombreuses boutiques.
L’école constitue l’un des facteurs qui connecte le Baka aux nouveaux modes alimentaires qui s’imposent à eux. Au lycée bilingue de Lomié, moins d’une dizaine d’enfants Baka ont accès à l’éducation promue par le système éducatif national. Mme Djankep Georgette, proviseur du lycée bilingue de Lomié confirme que les Bakas inscrits dans son établissement scolaire ont bien intégré la communauté éducative : seconde et Terminal pour ceux qui poursuivent leur cursus scolaire. « Ils ont déjà intégré la vie en communauté avec les bantous », dixit Mme le proviseur. Pour consolider cette information, Cyrus Nkouo Metio soutient que les Bakas restent ouverts au monde, surtout ceux qui viennent à l’école ». « Ils se comportent comme les autres », conclut le professeur de philosophie.
Dans les programmes communaux de développement, les Bakas sont considérés au même niveau que les bantous. Sauf que dans la réalité, les disparités sont énormes. Les Bakas ne se sont pas encore complètement adaptés au nouveau mode de vie : l’agriculture de faible production et l’élevage du petit bétail sont l’essentiel des activités quotidiennes des pygmées Bakas à Lomié, expliquent les autorités municipales de Lomié et de Mindourou, commune située à 63 km de la première.
Hervé Ndombong avec le soutien du Rainforest Journalism Fund en partenariat avec Pulitzer Center
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